Pour les Journées du patrimoine 2022, Crégy et son histoire revient sur la place centrale du lavoir de Crégy-lès-Meaux dans le quotidien du village et surtout des femmes. Lieu d’utilité publique, de travail, mais aussi de vie, le lavoir n’a cessé d’évoluer depuis sa création au XIXe siècle. Partez à la découverte de cet espace souvent méconnu !
Le cadre historique
Le courant hygiéniste
Les lavoirs tels qu’on les connait – des bâtiments abrités, avec un bassin où coule une eau claire et propre – sont assez récents dans l’histoire.
À partir du XIXe siècle, on prend de plus en plus conscience de l’importance de l’hygiène. Afin de réduire la propagation des maladies (diarrhées infantiles, choléra, fièvre typhoïde) au sein de la population et de restreindre les nombreux foyers d’infection, les autorités développent des politiques de salubrité publique. Un nouveau courant de pensée voit alors le jour : « l’hygiénisme ».
L’hygiénisme est le principe selon lequel les pratiques politiques, sociales, architecturales et urbanistiques doivent suivre les règles de l’hygiène. Ses partisans s’appuient sur les nouvelles découvertes scientifiques pour tenter d’influer les décisions politiques. Ainsi, ils font construire des immeubles collectifs laissant pénétrer la lumière, des hôpitaux avec des pavillons spécialisés selon les pathologies ou encore des centres aérés pour les enfants.
L’hygiénisme s’appuie notamment sur les découvertes de scientifiques comme Antoine Lavoisier (1743-1794) et Louis Pasteur (1822-1895).
On peut également noter l’influence des médecins sur la diffusion de l’hygiénisme. En effet, certains se lancent dans des carrières politiques afin d’influer directement sur les décisions publiques. D’autres, comme l’infirmière Florence Nightingale (1820-1910), révolutionnent les soins infirmiers en y appliquant les principes du mouvement.
Antoine Lavoisier (1743-1794)
Louis Pasteur (1822-1895)
Florence Nightingale (1820-1910)
L’hygiénisme et les lavoirs
Auparavant, la population utilisait souvent les mêmes points d’eau pour différentes tâches, même lorsque ces dernières étaient susceptibles de souiller l’eau potable.
À l’époque, on lavait le linge dans les rivières, les ruisseaux, les étangs ou les mares. Néanmoins, ces lieux pouvaient se situer à des kilomètres des habitations, ce qui limitait la fréquence des lavages. Ainsi, au Moyen-Âge, on lavait le gros linge une seule fois par an, lors des « grandes buées », qui duraient trois jours. Quant au linge plus léger, on le lavait environ deux fois par an. Sinon, on se contentait de secouer et de brosser les vêtements.
Mais avec les avancées scientifiques, on commence à comprendre que l’eau peut propager des maladies. Dans ce contexte, la création d’endroits dédiés à des activités spécifiques, comme laver le linge, devient donc cruciale.
La loi du 3 février 1851
Les lavoirs « modernes » commencent à apparaître au XVIIIe siècle. Cependant, ils ne se développent vraiment qu’après 1850. On construit alors des lavoirs aménagés, fonctionnels et couverts, à proximité des habitations.
Grâce au lavoir, on peut laver le linge plus souvent, car on a appris que les germes se cachent aussi dans les vêtements. Avec la loi du 3 février 1851, l’État décide même de prendre en charge jusqu’à 30 % des frais de construction des lavoirs communaux. Cette loi entraîne une vague de construction de lavoirs inédite en France.
Loi du 22 novembre, 7 décembre 1850 et 3 février 1851
Art. 1er. 11 est ouvert au ministre de l’agriculture et du commerce, sur l’exercice 1851, un crédit extraordinaire de six cent mille francs (600,000 frs) pour encourager, dans les communes qui en feront la demande, la création d’établissements modèles pour bains et lavoirs publics gratuits ou à prix réduits.
Art. 2. Les communes qui voudront obtenir une subvention de l’Etat devront, 1° prendre l’engagement de pourvoir, jusqu’à concurrence des deux tiers au moins, au montant de la dépense totale ; 2° soumettre préalablement au ministre de l’agriculture et du commerce les plans et devis des établissements qu’elles se proposent de gérer, ainsi que les tarifs, tant pour les bains que pour les lavoirs.
Le ministre statuera sur les demandes, et déterminera la quotité et la forme de la subvention, après avoir pris l’avis d’une commission gratuite nommée par lui.
Chaque commune ne pourra recevoir de subvention que pour un établissement, et chaque subvention ne pourra excéder vingt mille francs (20,000 frs)
Art. 3. Les dispositions de la présente loi seront applicables, sur l’avis conforme du conseil municipal, aux bureaux de bienfaisance et autres établissements reconnus comme établissements d’utilité publique qui satisferaient aux conditions énoncées dans les articles précédents.
Art. 4. Au commencement de l’année 1852, le ministre du commerce publiera un compte rendu de l’exécution de la présente loi et de la répartition du crédit ou de la partie du crédit dont l’emploi aura été décidé dans le courant de l’année 1851.
(1) Projet de loi et exposé des motifs présentés à l’Assemblée législative par M. Dumas, ministre de l’agriculture et du commerce, dans la séance du 1er juin 1850. — Rapport présenté par M. de Melun, séance du 11 juillet suivant. — Discussion et adoption, séances des 22 novembre, 7 décembre 1850 et 3 février 1851.
Le but et les détails d’exécution de cette loi sont exposés dans une circulaire de M. le ministre de l’agriculture et du commerce…
Les lavoirs de Crégy-lès-Meaux
À la source du lavoir
Jusqu’au XVIIe siècle, la Roche de Crégy, riche en sources d’eau, appartenait aux chanoines de la cathédrale de Meaux.
Mais en 1635, les chanoines accordèrent au couvent des Carmes déchaussés de Crégy, qui surplombait le village et ses environs, le droit d’enclore la source voisine dans leur domaine.
La condition ? À charge pour le couvent « de fournir au village, une fontaine, un abreuvoir et un lavoir » en échange du terrain.
Un lavoir en mouvement
- Le lavoir primitif : Il était situé au pied de la tour sud du couvent. On y accédait par l’ancien chemin dit « de la Roche », qui reliait le haut et le bas de Crégy avant que le canal ne soit percé. Il semblerait qu’il fut construit non loin de la fontaine du village.
- L’ancien lavoir : En 1832, un certain Monsieur Daguet construit sur la colline un moulin de trois étages. Un état des lieux précise : « qu’au-dessus des étages supérieurs du moulin, est une source qui alimente ledit moulin et un lavoir entouré de dalles » (en fait, le plan cadastral de 1848 précise l’existence de deux sources). Le lavoir est couvert et peut accueillir 12 personnes. Il ne sert qu’aux habitants de la commune et, à la demande de la municipalité, son entretien est à la charge du meunier Daguet.
- Le lavoir actuel : En 1854, la ville de Paris, propriétaire du canal de l’Ourcq, achète la parcelle de Monsieur Daguet. Elle détruit le moulin-lavoir afin d’assurer la sécurité du canal « de la crête des talus aux pieds des remblais ». Le nouveau lavoir est construit à son emplacement actuel, à côté du château de la Roche. La ville de Paris s’engage alors à prendre en charge l’entretien du lavoir de Crégy à perpétuité. Ce dernier est mis en service le 23 octobre 1859.
Histoire d’eau dure
Plan du moulin de Crégy (1841)
Plan de coupe du lavoir de Crégy
Plan du lavoir de Crégy
Projet de construction d’un lavoir à Crégy (1857)
Procès-verbal de réception du lavoir (1858)
Malgré son changement d’emplacement, le lavoir actuel est alimenté par la même eau que les précédents. Or, celle-ci s’avère très calcaire et très dure, ce qui ne permettait pas un lavage du linge satisfaisant.
Au XIXe siècle, les Crégyssois sont donc nombreux à préférer se rendre à Meaux, pourtant distant de plusieurs kilomètres, afin de laver leur linge aux bateaux-lavoirs des Trinitaires, sur la Marne.
Face à ce problème, en 1898, l’ensemble des 387 habitant.es de Crégy signent donc une pétition pour demander que le lavoir soit alimenté par l’eau douce du canal de l’Ourcq.
Cette requête fut relayée par le conseil municipal auprès de la ville de Paris le 25 novembre 1898. Un projet fut étudié dans ce sens mais, malheureusement pour les femmes du village, il n’aboutira pas.
En juin 1901, le conseil municipal de Crégy réitère sa demande à la ville de Paris. De plus, il la complète par un projet de déplacement du lavoir au lieu-dit « les caves », aux frais de la ville de Paris. L’objectif est « d’abréger de plusieurs centaines de mètres le parcours que les mères de famille ont à gravir avec leur charge de linge, le labeur quotidien terminé ». Malgré ces démarches, le lavoir resta à sa place actuelle.
Un témoin du passé
L’adduction d’eau potable en 1933, l’installation de l’électricité dans le village ainsi que l’apparition du lave-linge moderne entraînent peu à peu l’abandon du lavoir.
Cependant, dans les années 1960-70, on peut encore croiser des Crégyssoises qui poussent leur brouette lourdement chargée de linge propre en remontant la longue et pentue rue de la Roche. Certain.es de nos habitant.es se rappellent peut-être avoir aidé leur mère ou grand-mère, après l’école ou pendant les vacances, à pousser cette fameuse brouette !
Par la suite, le lavoir subit de multiples dégradations. Il connait une première restauration dans les années 1980, mais cela ne suffit pas. Alors, pour éviter les accidents et les inondations du château de la Roche, la commune décide de le combler entièrement.
Lavoir de Crégy avant sa démolition (2007)
Lavoir de Crégy avant sa démolition (2007)
En 2005, face à l’état déplorable du lavoir, l’association Crégy et son histoire et la commune décident d’agir. Pas question de laisser disparaître ce patrimoine architectural de Crégy-lès-Meaux, ce témoin de la vie quotidienne des villageoises !
Dans un premier temps, on envisage simplement de réhabiliter le lavoir. Néanmoins, après étude, on décide de démanteler et de reconstruire l’ensemble du bâtiment en 2007.
En septembre 2011, la ville de Paris, la commune et les riverains, peuvent enfin admirer la remise en eau du lavoir de Crégy.
Les femmes autour du lavoir
Chasse gardée !
Si l’endroit consacré pour les hommes est le café, celui réservé exclusivement aux femmes est le lavoir. Attention à l’homme qui aurait idée de s’en approcher : au mieux, le malheureux serait immédiatement chassé, au pire, il pourrait être roué de coups et jeté à l’eau !
Le lavoir tient alors plusieurs rôles essentiels dans la vie des femmes et de leur village.
Premièrement, c’est l’endroit dédié à améliorer les conditions d’hygiène de la communauté entière. Construits dans des lieux stratégiques, d’où s’écoulent une eau claire, propre et proche du village, les lavoirs permettent de laver et de rincer le linge.
Les femmes, équipées de leur caisse de lavage (appelée « lavotte », « carosse » ou encore « cabasson » selon la région), de leur planche, savon (à partir du XIXe siècle), brosse et battoir, elles s’installent tout autour du lavoir. À elles la charge de l’entretien du linge de toute la famille.
Badinages au lavoir
Femmes lavant le linge
Femmes lavant le linge
Deuxièmement, le lavoir est un lieu d’information, de connaissance et d’échanges. On est entre femmes, pour le meilleur et pour le pire.
À travers le linge, tout se sait : les grossesses, les naissances, les accidents et les morts. Chacune peut même jauger de la fortune relative des autres. Les plus pauvres ou les plus timides préfèrent donc venir lorsqu’il y a peu de monde.
Quant aux plus chanceuses, qui ont fait un beau mariage, elles n’ont plus à venir jusqu’au lavoir, et font laver leur linge par une lavandière. À travers les trousseaux, la hiérarchie sociale s’établit sans qu’un mot ne soit dit : la finesse du lin et des dentelles de certaines parlent d’elle-même.
Algarades entre culs crottés
Troisièmement, c’est le lieu des cancans, des algarades et des bagarres.
Autour du lavoir, la vie n’est pas de tout repos, et certaines femmes sont particulièrement agressives et ordurières.
En effet, il n’est pas rare d’entendre ces dames s’injurier dans les termes les plus crus tels que « salope », « cul crotté », « véroleuse », etc. Certains conseils municipaux seront même obligés de déplacer le lavoir, lorsque celui-ci se trouvait près de l’école « dans l’intérêt de la sûreté et de l’éducation des enfants » !
De plus, certaines femmes du lavoir ont la dent dure et, quand elles se battent, il arrive parfois qu’elles se retrouvent les fesses à l’air !
« Les Cancans du lavoir » – Chanson de Théodore Botrel
A croupetons sur la pierre
Des vieux doués1 de chez nous,
Comme faisant leur prière,
Les femmes sont à genoux.
Oh, la prière effroyable
Qu’elles adressent au diable :
Refrain :
Et pan, pan, pan, ma Doué !
Comme la langue maudite
Marche vite au lavoir !
Et pan, pan, pan, vite, vite(bis)
Plus vite que le battoir! (bis)
Avez-vous, dit l’une d’elles,
Vu le linge de la Katell ?
Il est garni de dentelles
Comme une nappe d’autel.
Monsieur le baron, sans doute,
Doit savoir ce que ça coûte.
Voyez, dit une autre folle,
La chemise à la Mérer :
On croirait voir, ma parole,
La flèche du vieux Kreisker
Comme la tour de l’église
Elle est à jours, sa chemise !
C’est une autre qui s’écrie :
Jeanne n’a pas de trousseau
Pourtant elle se marie
Avec Yvon, ce grand sot !
Or on prétend qu’en cachette
On fait déjà la layette.
Pourquoi, dit une bégueule,
Le meunier du Moulin Gris
Laisse-t-il sa femme seule
Vendre tous ses grains pourris ?
Madame paye la goutte
Et le client n’y voit goutte !
Pourquoi donc la Marie-Rose
La femme à Job, le marin,
S’installe-t-elle à nuit close
Chez son voisin Mathurin ?
J’économise, dit-elle,
Mes fagots et ma chandelle !
Prenez garde, ô malheureuses,
Ô vous qui riez si fort,
D’être plus tard les laveuses
Des guenilles de la Mort.
Les nocturnes lavandières2
Des vieux lavoirs des clairières !
1 Doués : lavoirs, bassins
2 Lavandières de la nuit : d’après la légende, des créatures maléfiques annonciatrices de mort
Profession, lavandière
Enfin, le lavoir représente un lieu d’exercice de métier. En effet, à côté des mères de famille, certaines femmes du peuple vont faire de cette activité leur profession. On les appelle lavandières, buandières, laveuses ou blanchisseuses.
Dix heures par jour, ces femmes trempent, savonnent, battent, tordent et essorent le linge des autres, puis le font sécher sur l’herbe ou sur les buissons quand elles vivent à la campagne, ou sur des barres d’égouttage ou des fils pour les citadines.
Qu’elles lavent pour leur propre famille ou pour des clients, le travail au lavoir est souvent pénible et répétitif. En effet, été comme hiver, les femmes courbent l’échine, à genoux dans leur caisse, les mains percluses de crevasses, d’engelures et de rhumatismes. Les corps sont prématurément vieillis par le froid et l’humidité, si bien qu’au début du XXe siècle, leur espérance de vie ne dépasse pas 50 ou 60 ans.
Conclusion
Laveuse
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Heureusement, ces conditions extrêmes vont peu à peu s’améliorer grâce à plusieurs inventeurs qui révolutionnent le lavage du linge.
En 1767, l’allemand Jacob Christian Schäffer invente la première machine à laver. Trente ans plus tard, l’américain Nathaniel Briggs dépose le premier brevet pour une machine à laver.
Puis, en 1851, un autre américain, James King, invente le lave-linge mécanique. Enfin, en 1901, la première machine à moteur électrique naît grâce à l’américain Alva John Fischer ; elle deviendra même automatique en 1907.
Sources
- Christophe LEFÉBURE, La France des lavoirs, 2003
- Archives du Canal de l’Ourcq
- Comptes-rendus des conseils municipaux de Crégy-lès-Meaux