Folklore liégeois
En l’an de grâce 760, dans ma bonne ville de Liège, naquit miraculeusement un bébé entre deux pavés du quartier « Djus-d’la-Moüse », un coin mal aimé, méprisé de tous les bourgeois et des gens bien nés.
L’arrivée de ce bébé rose et potelé, beau comme un cœur, se répandit rapidement de ruelles en impasses et chaque habitant, intrigué, vint découvrir le nouveau-né. Quelle ne fut pas leur surprise de l’entendre, à peine entré dans la vie, chanter à pleins poumons : « Allons la Mère Gaspard, encore un verre, encore un verre ! ».
Enchanté par une telle prouesse, chacun se proposa alors d’adopter cet enfant extraordinaire.
Les boulangers proposèrent de l’élever avec leurs deux gamins mais les voisins protestèrent : « Ils n’ont déjà pas le temps de s’occuper de leurs gosses qui traînent dans les rues tout au long du jour, alors un tout-petit, impossible ! ».
Un mineur et sa femme insistèrent aussi pour le prendre chez eux avec leurs cinq petits. Mais, encore une fois les voisins trouvèrent à redire : « Ils n’ont déjà pas de quoi nourrir leur progéniture, alors un marmot de plus, impossible ! ».
Un peu à l’écart, un couple regardait le bambin avec des yeux remplis d’amour. Ils rêvaient depuis si longtemps d’avoir un bébé. Timidement, ils s’avancèrent :
– « Nous pourrions peut-être le prendre chez nous. Nous avons une grande maison mais pas d’enfant. Nous lui donnerions de la tendresse et de l’amour ».
– « Bonne idée ! » trancha le charcutier
Le bambin, à la joie de tous, avait trouvé des parents !
– « Maintenant il faut lui donner un nom ! » intervint le poissonnier.
– « Appelons-le François ! » suggéra la mercière « c’est un nom joli et facile à retenir ».
Et ainsi fut fait. Cependant au quartier Djus-d’la-Moüse, personne ne l’appelait François mais Tchantchès. C’était un bébé joufflu, goulu, qui riait sans cesse sauf à la seule vue de l’eau car, pour le rendre tout à fait aimable, son père adoptif avait pris l’habitude de lui faire sucer des biscuits trempés dans du genièvre. Plus tard, il le sevra au hareng saur. Pour cette raison, Tchantchès ressentit, pour le restant de ses jours, une soif inextinguible.
Le jour de son baptême, toute la population s’était donné rendez-vous à l’église. Il y avait tant de monde qu’un mouvement de foule déstabilisa la marraine qui laissa échapper l’enfant dont le nez heurta le bord du baptistère.
Au fil des ans, l’appendice nasal enfla et grossit démesurément. Ses parents dépensaient une fortune en baumes et onguents de toutes sortes. Hélas ! Rien n’y faisait et le visage de Tchantchès devint difforme. Malgré tout, grâce à sa gaieté naturelle, son énorme nez ne le rendait pas foncièrement laid mais plutôt étonnant.
Un jour cependant, apercevant son visage dans un miroir, il se rendit compte de sa laideur et en eut honte. De ce jour, il ne sortit plus de chez lui que le soir pour ne rencontrer personne. Pauvre Tchantchès, lui qui était né pour rire, chanter et être bon avec le monde !
L’année de ses dix ans, pour les fêtes de l’Assomption, alors qu’on cherchait celui qui accepterait de jouer le rôle de Saint Macaire, qui est transporté à travers toute la ville sur une chaise à porteurs, le visage maculé de suie et qui doit subir les quolibets des habitants toute la journée, Tchantchès, las de sa solitude, se proposa.
Tout au long du jour, le garçonnet, au lieu de plier l’échine sous les plaisanteries, répondit du tac au tac, ce qui lui valut l’admiration de tout son quartier. Son humour et son intelligence avaient tout simplement fait oublier sa laideur. Il fut même sacré « Prince de Djus-d’la Moûse » et recouvra, grâce à cette expérience, sa bonne humeur qu’il garda toute sa vie qui fut longue et heureuse.
On dit qu’il est enterré place de l’Yser à Liège, là où s’élève encore aujourd’hui sa statue. Si vous passez un jour dans le quartier, ayez une petite pensée pour notre brave Tchantchès qui fit d’une disgrâce un avantage.