Crinolines

Paul Stevens

Nous sommes à l’époque où les crinolines remplacèrent le jupon de crin sous les jupes. Ces cerceaux firent d’abord leur apparition en ville, puis, dans les villages, bourgeoises et donzelles les essayèrent, les portèrent… avec méfiance au début, et enfin les adoptèrent comme si elles n’avaient jamais porté autre chose.

Cette mode devint générale et fit fureur. Toutes celles qui n’avaient pas les moyens d’acheter les cerceaux convoités s’appropriaient tout ce qui pouvait faire illusion.

Or, il y avait dans un des plus florissants villages des bords de la Meuse, un tonnelier qui fabriquait des tonneaux, et autres espèces d’ouvrages de son ressort.

Un soir, un bateau qui faisait escale à cet endroit, déposa sur le quai, trois cents cercles qu’il avait commandés. Le lendemain les trois cents cercles avaient disparu ! Il ne retrouva que les cordes qui avaient servi à les attacher.

La larme à l’œil et des pleurs dans la voix, il demanda au curé de recommander, à la prochaine messe, qu’on rendit à César ce qui appartient à César, et au tonnelier ses cerceaux.

Le dimanche arriva. Ce jour-là, alors qu’une semaine plus tôt on dénombrait 5 ou 6 ports de crinolines dans le village, tout le beau sexe en portait. Évidemment, et sans aller chercher bien loin, tous les cercles du tonnelier devaient se trouver dans l’église !

La situation devenait difficile d’autant plus que le tonnelier avait reconnu, grâce à un zéphir perfide, un de ses cercles qui se balançait au jupon d’une voisine.

Sentant « li mostâde li monte â nez » il eut tout à coup une idée… Le jour même, il réunit tout le beau sexe au bord de la grève. On s’était donné le mot, pas un cerceau ne manquait à l’appel.

Un immense chaland qui servait à transporter les moutons et les bêtes à cornes dans la commune se berçait mollement sur la surface des eaux tranquilles du fleuve. Notre tonnelier fit embarquer femmes et jupons et l’on fit force de rames vers une île voisine qui abritait un magnifique champ de joncs vers lequel se dirigea toute la troupe. En un clin d’œil le champ fut rasé comme si dix machines à faucher y eussent passé.

Les cercles du tonnelier furent remplacés à la hâte par les joncs et le reste fut rassemblé et attaché par douzaine. Ainsi rhabillée et l’avenir sécurisé, toute la troupe reprit le chemin du village. Les trois cents cercles du tonnelier furent remis en place là où ils avaient été déposés quelques jours auparavant. Ainsi, l’honneur du beau sexe et de la crinoline étaient saufs.